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Vendredi 1e août 1975
Philippe Sollers ( 39 ans ) à Dominique Rolin ( 62 ans )
" Mon amour,
Je ne sais pas comment je fais mon compte, je trouve toujours le moyen d'avoir, à un moment donné, l'impression de n'avoir jamais rien fait, de vieillir à vue d'œil dans le ratage intégral, etc …
C'est comme ça, on n'est jamais sûr de rien. Et, d'ailleurs tout de suite après, le calme, la certitude du " laisser faire " etc … Oscillations névrotiques. Quelle drôle d'histoire de se balader avec ce sac de voyage, le corps … On le lave, on le nourrit, on le baigne, on l'essuie … Qui ça " on " ?
Cette mince petite lumière en sursis, là, dans le crâne ; cette petite lanterne magique sur les parois … Et " on " se remet à ses inscriptions , graffitis, ratures, pattes de mouche, ailes de moustique, lettres, syllabes, alphabet …
Est-ce que ce n'est pas absurde ?
Et pourquoi pour quelques lignes qui " passent " cette satisfaction herculéenne, comme si on avait déplacé vingt montagnes ? Ce n'est pas l'Himalaya qui est difficile, mais la syntaxe, et même pas la syntaxe le presque rien, l'intonation, l'accent, la couleur qui n'existe pas, de l'envers …
Mon Paradis est un énorme purgatoire infernal. Quelle drôle d'idée de vouloirs " tout sauver " , le moindre caillou, le moindre caca, la bêtise elle-même. Doux animaux humains terrifiants, criminels, et capables de faire de la musique … Entre sang, rot, pet et théologie … Du chou-fleur à l'ange … De la broyeuse à Piero della Francesca … Du marteau-piqueur à Mozart, etc … Et ça recommence, et ça se répète, et ça n'en finit pas, er ça n'a peut-être jamais commencé, et ça n'a aucune importance, et c'est de la plus extrême importance … "
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